Jacques Valer, le premier artisan de cette victoire !
Comme toujours, une course se gagne bien avant le coup de canon : pour nous, avec Alexis, la course était lancée depuis le Spi Ouest France où nous avions découvert notre nouveau jouet … et compris que nous avions un avion de chasse entre les mains ! Avec trois manches gagnées sur quatre dans toutes les conditions, on a vite compris qu’on aurait la machine parfaite pour le Fastnet.
En amont de tout cela, il y a eu des mois de travail à la planche à dessin pour Jacques et pour JB qui modélise et assure le design, puis par les équipes du chantier pour modeler les préformes, fabriquer les moules et lancer le premier bateau en production. Chacun a donné le meilleur sur toute la chaîne et une bonne part du boulot était déjà assurée par ce travail collectif.
Au départ de Cowes, notre ami James Hynes — qui court sur le fameux Yes d’Adam Gosling — se met en quatre pour nous aider : une place à la marina du Squadron, les clés de la villa d’Adam sur le port de Cowes, un appui technique quand nous avions le moindre soucis … Pendant que je peaufine la préparation du bateau, Alexis prépare la météo avec Mino (Dominique Vittet) et commence à affiner les routages jusqu’au matin du départ. Le vent va être bien dans le nez jusqu’au Fastnet, avec très peu d’occasions de choquer les écoutes. En revanche, le retour a l’air favorable avec du portant autour de 18-20 nœuds jusqu’à Cherbourg, même si les angles seront bien abattus.
Top départ !
Samedi, 12h40. Le départ est lancé ! On assure un bon placement mais sans risque, car la pénalité en cas de départ prématuré est de 2 heures. Le vent souffle entre 10 et 18 nœuds avec beaucoup de shifts. Les premiers croisements sont moyens, mais on se remet dans une bonne spirale avant la sortie du Solent. Les favoris sont tous là aux avants postes : Lann Ael 3, Solenn, Pilou et Laudato, mais aussi le Pogo RC Aruba et le X41 danois.
Au goulet de sortie du Solent, le courant pousse fort contre le vent et lève une mer courte, d’autant plus que le vent grimpe à plus de 20 nœuds. Avec déjà 30 virements dans les pattes, j’ai bien chaud malgré le crachin anglais, et nous n’avons pas trop de temps pour contempler le spectacle fabuleux de ces centaines de bateaux qui croisent dans tous les sens.
On sort avec un petit décalage au nord par rapport à la majorité des concurrents, et on profite d’un meilleur angle avec le grain qui nous passe dessus. Ça y est, nous sommes en tête de notre classe avec Aruba à notre vent, un peu derrière. C’est parti pour deux jours et demi de près ! Sous GV haute et J2, le bateau est bien calé et on décroche le Pogo RC, en gardant sous le vent — et “bien au chaud” — nos autres concurrents.
La Manche et la mer Celtique au près serré
Les heures défilent, le prochain passage à négocier se nomme Portland Bill qu’on doit atteindre au plus vite pour ne pas refouler trop de courant. Le timing est juste mais bon pour nous et pour le groupe de tête. On peut aller jouer à terre avec Lann Ael et Pilou, le JPK 1050 d’Hervé Châtaigner skippé par le “famous” Gildas Morvan. Ça se passe bien pour nous sur un dernier pif paf à terre, on distance un peu Pilou et il ne reste plus que Lann Ael, tout près sous notre vent. On ne le sait pas encore, mais ce mano à mano va durer 500 milles ! Pour la petite histoire, le Lann Ael 3 de Didier Gaudoux — skippé par Erwan Tabarly — est le précurseur de ce type de bateau en forme de scow, léger et planant. Didier a eu l’audace de faire construire ce prototype magnifique sur plan Manuard/Nivelt deux ans auparavant, et a ouvert la voie.
Les milles défilent, pour l’instant la stratégie est parfaite, on creuse pas mal d’écart sur la flotte … la course par élimination a bien commencé ! Nuit, jour : l’intensité est toujours la même, surtout avec un figariste comme Alex à bord ! Au matin on approche de Starpoint, autre pointe à négocier au mieux avec le jus. Pilou et Lann Ael virent un peu tôt pour aller vers la terre, quand on ajuste un peu plus tard notre trajectoire afin d’arriver dans le meilleur timing à l’endroit où le courant épaulant sera le plus fort pour ce passage de pointe. C’est top quand tout s’enchaine “comme sur le plan” !
La nuit suivante, Lann Ael est de nouveau très proche sous le vent — qui adonne légèrement, les vitesses sont iso alors qu’ils nous doivent 17 millièmes (20 mn par 24h). À la barre, je repère que ça s’active à la frontale sur leur pont : ils envoient le jib top. À 65° du vent, je suis perplexe mais ils prennent un peu d’avance. Pour gagner en rating nous avions débarqué cette voile, on compense donc en envoyant notre tourmentin en guise de trinquette, en complément du J2. Ça aide un peu, on tient Lann Ael avant de le repasser en fin de nuit.
Les Scilly approchent enfin : on assure notre placement devant eux et devant Pilou. Ce dernier va tenter une option fatale à ce moment précis, en décidant de passer sous le DST pour anticiper une future bascule du vent à gauche. Derrière ce trio, Solenn, autre JPK 1050 mené par Ludo Gérard et le très jeune et doué Eliott Coville est revenu dans le match avec une super vitesse. C’est à cet endroit que la stratégie s’affine, car pour l’instant le vent est encore bien à droite mais avec des retours gauche à exploiter pour s’éloigner des Scilly, où le vent est souvent un peu plus faible par une température d’eau plus fraîche — je rigole car c’est notre destination vacances dans quinze jours sur le JPK 45 FC Ella !
Bref, pas simple de savoir quand décider du bord définitif à gauche. Alors qu’on regarde tous les deux la carto à l’intérieur, on entend des voix. Alex saute dans le cockpit : un Pogo 12.50 — parti 40 minutes avant nous de Cowes — vient de virer pour éviter une collision ! Ouf, on reprend nos esprits et on ne se fera plus surprendre !
On attaque alors la face nord du parcours avec une mer croisée et 20-22 nœuds de vent moyen. Sous J2 c’est le haut de range de la voile, la conduite du bateau n’est pas la plus facile même si la speed reste bonne par rapport aux concurrents. Les milles défilent avec de belles séquences de matossage à chaque virement. On approche enfin du Fastnet à la nuit tombante, avec Lann Ael 3 deux milles devant et Solenn 0,5 milles derrière. Aruba, le Pogo RC, est 10 milles derrière tout comme Laudato de Régis Vian qui navigue avec Clémence, sa fille, sur le 4ème JPK 1050.
Passage du Fastnet et longue glisse en mer Celtique
Joli contrebord à terre à toucher la pointe de l’Irlande … puis passage à raser le phare dans le crépuscule et la boucaille … Alex, à la nav, me donne le cap et je vois émerger le rocher surplombé du halo de la lentille du phare. C’est très impressionnant et beau à la fois, mais déjà on se projette sur le bord suivant qui s’annonce au top pour notre bateau ! Au classement, nous sommes premier en IRC double et 16ème overall, c’est déjà top pour une première partie de course 100% au près serré.
Dès le phare passé, on choque les écoutes de J2. Le coin du DST étant à 110° du vent à seulement 2.5 milles, on décide de rester sages sans envoyer le code 0 car en cas de soucis, nous n’aurions aucune marge pour abattre et gérer. Solenn va en faire la douloureuse expérience avec une erreur d’appréciation : spi envoyé trop tôt … il coupe le DST ! Ça lui coutera cher, la 2ème place IRC double et IRC overall … rageant !
Sous génois et à 11-12 nœuds, le bateau drop déjà. On atteint vite le coin du DST pour envoyer le A2. Avec 20-23 nœuds c’est le “grand spi” ! On prend un sérieux coup de pied aux fesses, c’est parti pour une séquence de glisse dans la nuit noire sur une mer cabossée. Je vais matosser tout ce que je peux dans le tableau arrière pendant qu’Alex gère à la barre, puis je fais le relais avec les cibles AIS qui nous devancent. Les écarts de speed sont assez dingues : souvent 2, 3 voire 4 nœuds d’écart avec tous les bateaux devant, pour la plupart des grands IRC 2 qui nous avaient devancé au près. Ils sont repris en seulement 1h10. On a franchement la banane à bord !
Par moment le vent monte d’un cran jusqu’à 26-28 nds, c’est assez impressionnant de foncer à bloc dans ce champs de mines. Le bateau reste sain malgré tout, on décide simplement de prendre le ris de fond dans la GV pour soulager le nez. On se relaye à la barre, les cibles apparaissent devant puis disparaissent derrière, c’est jouissif !
Le jour se lève timidement mais avec la vision tout est plus facile pour attaquer les vagues. Quel bonheur de glisser comme ça, surtout que nous avons rattrapé Lann Ael qui est bien le seul à tenir le rythme. Trois jibes plus tard nous faisons cap sur les Scilly bord à bord avec eux, lancés à 15-18 nœuds. C’est top. Le groupe des IRC 1 apparait enfin à l’AIS, et là encore, les écarts sont d’au moins 2 ou 3 nœuds avec les bons de cette classe, car sur Léon on plane non stop alors que le vent commence à faiblir un peu. Fast Wave, l’Ange de Millon, Patanegra … les top bateaux de l’IRC 1 sont avalés un à un, alors même qu’ils sont partis 40 minutes avant nous !
Dernier obstacle : le Raz Blanchard
On vise le milieu bas des DST des Scilly et on fait route sur la pointe de la Cornouaille dans un vent mollissant. 16 … 12 … 10 nœuds … le planning c’est terminé. Au moins, cela nous aide à distancer Lann Ael, un peu moins à l’aise que nous dans ce VMG de plus en plus mou. Alex est très attentif aux dévents de la cote anglaises comme le préconise Mino : jamais plus proche que 40 mn. Dès que le vent adonne, on empanne vers les cotes françaises pour retrouver de la pression.
Nous attaquons notre dernière nuit en mer, apportant avec elle des conditions faciles puisque le vent rentre de nouveau avec des vagues bien rangées, le bateau glisse sans efforts. Nous sommes à fond : on sait qu’on joue une très belle carte dans la classe, mais aussi sur l’overall. Depuis quelques heures, les routages nous donnent un timing favorable pour passer le dernier obstacle de cette course, le fameux Raz Blanchard. Tout pourrait se perdre là, mais on cravache depuis 36 heures au portant pour être dans la bonne phase avec le courant.
Un peu en avance sur nos routages, on bute très légèrement sur l’avant renverse … mais Alexis — qui connait le coin par cœur — nous fait glisser sous la route pour attaquer par le sud d’Aurigny à l’étale de la marée, et profiter en premiers de la renverse. On lofe de 10° sous spi serré avec J3 et tourmentin, mais le vent apparent grimpe un peu avec le courant qui pousse. On remplace donc le spi par le code 0 pour attaquer le Raz, une vrai marmite même si le vent réel n’est que de 8-10 nœuds !
La pointe de la Hague enfin passée, le vent mollit sévère ! Avec 6 nœuds de vent et 2 de courant — pile de l’arrière, pour ne rien arranger — le dernier bord peut être piégeant pour atteindre Cherbourg. On s’éloigne de la côte pour garder un peu de pression, mais attention à ne pas aller trop loin si le vent chute complètement : l’idée n’est pas de rater la ligne d’arrivée en se faisant embarquer par le jus !
5-6 jibes plus loin, on vise enfin la jetée d’arrivée du port de Cherbourg avec pas mal de bateaux accompagnateurs autour de nous, ce qui est toujours bon signe !
Top chrono : nous sommes 1er IRC double, IRC2 et surtout 1er overall, ce qui juste dingue !
Pour Alex l’émotion est forte, car il gagne une nouvelle fois — et à la maison — l’overall en double, après une victoire inédite en 2013 en double avec son père Pascal sur Night and Day, le JPK 1010. Pour moi aussi l’émotion est là, car je pense à la genèse du projet, aux heures de discussion avec Jacques et JB sur la conception, puis avec Jean-Michel et tout le team JPK pour sortir ce petit bijou tellement sympa à naviguer … Clairement, on a vécu la course parfaite avec Alexis, qui a été excellent comme toujours.
Jacques Valer peut être fier de lui, car dans toutes les classes ses bateaux font des scores improbables : huit bateaux dans sur les dix premiers en IRC 4 , quatre bateaux sur les six premiers en IRC double, etc.
Encore mieux : presque tous les bateaux JPK dessiné par Jacques Valer ont gagné le Fastnet ! JPK 1010, JPK 1080, JPK 1180, JPK 1030 et désormais JPK 1050 …
Les trophées sont désormais au chantier pendant deux ans, et Alex a une belle Rolex au poignet !